Détournement de clientèle : quels sont les recours ?
La tentation de profiter des acquis d’une position au sein d’une entreprise pour se lancer dans une aventure concurrente peut parfois s’avérer trop forte pour certains. C’est précisément le scénario qui s’est joué récemment, comme en témoigne le jugement rendu le vendredi 14 juillet 2023, où un tribunal a condamné un ancien commercial pour avoir détourné la clientèle de son employeur, une SARL spécialisée dans la fourniture d’extincteurs, pour créer sa propre société concurrente1. Cet acte déloyal, qui a non seulement porté atteinte à la santé financière de son ancien employeur mais a aussi ébranlé la confiance dans les relations professionnelles, a conduit à une condamnation exemplaire, mettant en lumière les enjeux juridiques et éthiques du détournement de clientèle.
Qu’est-ce que le détournement de clientèle ?
Le détournement de clientèle est une pratique commerciale déloyale par laquelle une entreprise cherche à s’approprier indûment la clientèle d’une autre entreprise. Cette pratique peut revêtir plusieurs formes :
- la création de confusion chez les clients d’un concurrent,
- l’imitation de produits ou services,
- le dénigrement,
- la violation d’une clause de non-concurrence par un salarié.
Ces actes sont considérés comme un abus de la liberté du commerce et peuvent causer un trouble commercial, que l’intention soit volontaire ou non.
Pour qu’il y ait détournement de clientèle, il est nécessaire qu’une faute soit commise, qu’un préjudice en résulte pour l’entreprise lésée et qu’un lien de causalité soit établi entre la faute et le préjudice subi. La jurisprudence française, notamment celle de la Cour de cassation, stipule qu’un salarié ne peut pas entreprendre une activité concurrente à celle de son employeur durant la période de son contrat de travail, même si aucune clause spécifique n’est mentionnée dans le contrat2. Cette obligation de loyauté est renforcée par une réponse ministérielle publiée au Journal Officiel de l’Assemblée Nationale le 24 août 1998 qui interdit au salarié de réaliser des actes de concurrence pendant et même durant la suspension de son contrat de travail : « cette obligation interdit au salarié de développer, directement ou indirectement, pour son compte ou celui d’un tiers, tout acte de concurrence à l’encontre de l’entreprise qui l’emploie pendant la durée de son contrat de travail comme pendant la suspension de celui-ci ».
Hors du cadre du contrat de travail, les actions en concurrence déloyale peuvent être engagées sur la base de l’article 1240 du Code civil, qui permet de sanctionner les actes de concurrence déloyale et l’abus de confiance. La chambre commerciale de la Cour de cassation a défini ces actes comme étant « l’abus de liberté du commerce, causant volontairement ou non, un trouble commercial »3.
Les différentes formes de détournement
Détournement par démarchage
Le démarchage de clientèle par un ancien employé est une pratique qui doit être encadrée par une certaine éthique professionnelle pour ne pas tomber dans le détournement déloyal. En effet, même si le démarchage soit licite, il doit se faire sans actes déloyaux comme le dénigrement de l’ancien employeur, conformément à l’obligation de loyauté et de fidélité qui perdure après la fin du contrat de travail4 5.
Les sanctions pour un démarchage déloyal peuvent être sévères. Un salarié reconnu coupable de telles pratiques peut être licencié pour faute grave, et même pour faute lourde si l’intention de nuire à l’employeur est avérée6.
Des cas concrets illustrent la frontière entre le démarchage licite et le fait de détourner une clientèle. Par exemple, un conseiller en gestion de patrimoine qui incite des clients de son employeur à placer leur argent auprès d’établissements concurrents a été licencié pour faute grave7. De même, une coiffeuse qui a détourné la clientèle de son employeur au profit d’une ancienne salariée a été jugée coupable de faute grave.
Notons que le simple fait pour un salarié de causer un déplacement de la clientèle vers un nouveau concurrent n’est pas considéré comme un acte de concurrence déloyale s’il n’a pas utilisé de procédés déloyaux8. Ainsi, le démarchage tel quel n’est pas répréhensible, c’est la manière dont il est effectué qui peut l’être.
Détournement de fichiers et de commandes
Le détournement de fichiers de clientèle constitue une forme grave de concurrence déloyale et peut également être qualifié d’abus de confiance, notamment lorsqu’il s’accompagne du détournement d’éléments matériels comme des dossiers ou des fichiers informatiques. Selon l’article 314-1 du Code pénal, cet acte est répréhensible lorsque des éléments tangibles sont soustraits, comme l’a souligné la Cour de cassation dans un arrêt du 9 mars 19879. Toutefois, la jurisprudence a établi que la nature incorporelle de la clientèle ne permet pas d’appliquer cette incrimination si le détournement ne concerne que les informations juridiques qui en constituent la substance10 11.
Un exemple concret de détournement de fichiers a été observé lorsque deux anciens salariés, ayant rejoint un concurrent, ont modifié les règles de messagerie de leur ancienne entreprise, entraînant la redirection des courriels de clients ou bloquant la réception de messages contenant des mots-clés stratégiques (« devis », « tarif » ou « commande »)12.
Le détournement de commande se manifeste lorsqu’un fournisseur prend contact directement avec le client d’un intermédiaire, en court-circuitant ce dernier. Cela peut être considéré comme un acte de concurrence déloyale, surtout si l’intention est de nuire à l’entreprise intermédiaire.
Les auteurs qui ont détournés des fichiers et commandes s’exposent à des sanctions civiles et pénales. Sur le plan civil, ils peuvent être tenus de verser des dommages et intérêts en vertu de l’article 1240 du Code civil. Sur le plan pénal, ils peuvent être poursuivis pour abus de confiance, avec les conséquences que cela implique.
Détournement par confusion
Le détournement par confusion est une pratique malveillante qui vise à tromper la clientèle en créant une confusion délibérée avec une entreprise concurrente. Cette forme de détournement se manifeste lorsque des actes sont commis dans l’intention de capter la clientèle en utilisant les signes distinctifs d’une autre entreprise, comme les logos ou les emblèmes, pour induire en erreur les clients et les amener à croire qu’ils interagissent avec l’entreprise originale. Ces actes peuvent être considérés comme de la concurrence déloyale, un abus de la liberté du commerce qui cause un trouble commercial, intentionnellement ou non13.
Les pratiques de détournement par confusion peuvent inclure l’imitation de la marque ou des produits de l’entreprise victime, ce qui peut contribuer à sa désorganisation. Il est cependant nécessaire de distinguer les actes de concurrence déloyale des pratiques commerciales acceptables. En effet, la liberté du commerce et de l’industrie permet à un commerçant d’attirer des clients d’un concurrent, à condition que les moyens utilisés ne soient pas déloyaux14.
Pour qu’une action en responsabilité civile soit engagée avec succès contre une entreprise pour détournement par confusion, il est obligatoire de prouver l’existence d’une faute, d’un préjudice subi et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice15. Les sanctions civiles pour de types d’actes peuvent inclure l’obligation de verser des dommages et intérêts à la partie lésée, conformément à l’article 1240 du Code civil.
Quels sont les recours légaux en cas de détournement de clientèle ?
Face à un détournement de clientèle, plusieurs recours légaux sont envisageables pour l’entreprise lésée. Sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, une action en responsabilité civile peut être engagée en prouvant la faute, le préjudice subi et le lien de causalité entre les deux. En cas de faits constitutifs d’un abus de confiance, notamment l’utilisation déloyale d’informations sur la clientèle, le salarié fautif peut également être poursuivi pénalement, encourant jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende conformément à l’article 314-1 du Code pénal.
Si le transfert de clientèle est le fait d’un salarié, la responsabilité civile de ce dernier peut être retenue en cas de faute lourde, caractérisée par une intention de nuire. Cela peut justifier un licenciement pour faute grave. Lorsque la situation l’exige, un recours en référé peut être introduit pour obtenir une cessation rapide des agissements déloyaux, en attendant le jugement au fond.
Toute action en concurrence déloyale doit être intentée dans un délai de prescription de 5 ans. L’assistance d’un avocat spécialisé en droit commercial est cruciale pour établir les fautes, quantifier les préjudices et défendre efficacement les droits de l’entreprise victime.
Pour prévenir le détournement, les entreprises peuvent inclure une clause de non-concurrence dans les contrats de travail ou les pactes d’associés. En l’absence d’une telle clause, l’avocat peut agir en contentieux. L’entreprise victime peut prétendre à une réparation du préjudice, souvent sous forme de dommages et intérêts, dont le montant sera déterminé par le juge en fonction des circonstances spécifiques de l’affaire.
Enfin, il est parfois possible d’obtenir que le jugement de condamnation soit publié dans la presse spécialisée ou sur internet, afin de sensibiliser le public aux pratiques déloyales de l’auteur du détournement.
Comment prouver un détournement de clientèle ?
Pour établir la preuve d’un transfert de clientèle, il est essentiel de démontrer qu’une manœuvre de captation du client a été mise en œuvre. La jurisprudence souligne que le simple fait pour un salarié de rediriger la clientèle vers un nouveau concurrent ne constitue pas en soi un acte de concurrence déloyale, à moins que des procédés déloyaux n’aient été employés16. Ainsi, il faut prouver l’usage de méthodes illicites telles que le dénigrement, la copie de marque ou de produits, ou le détournement de fichiers clients.
Des cas concrets de détournement de clientèle ont été jugés, comme l’utilisation abusive de l’adresse Internet d’un ancien employeur17, ou le débauchage de personnel en exploitant le fichier client de l’entreprise18. Ces exemples illustrent des situations où la preuve de pratiques déloyales a été établie.
Dans la collecte de preuves, les détectives privés jouent un rôle déterminant. Ce sont des professionnels, agréés par l’État et régulés par le CNAPS, sont habilités à mener des investigations discrètes pour identifier les responsables d’un détournement de clientèle. Leur travail aboutit à la rédaction d’un rapport détaillé, qui peut être présenté comme élément de preuve devant les juridictions compétentes.
Références
- Il détourne la clientèle de son employeur pour lancer sa société concurrente : le tribunal le condamne – Monaco Tribune ↩︎
- Article 1104 – Code civil ↩︎
- Cour de cassation, Chambre commerciale, du 22 octobre 1985, 83-15.096, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre sociale, du 10 mai 2001, 99-41.300, Inédit ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre sociale, du 22 janvier 1998, 95-41.742, Inédit ↩︎
- Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 23 novembre 2010, 09-67.249, Inédit ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre sociale, du 10 mai 2001, 99-41.300, Inédit ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre sociale, du 22 janvier 1998, 95-41.742, Inédit ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 9 mars 1987, 84-91.977, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 14 juin 1983, 81-15.619, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 21 juin 2011, 10-87.671, Publié au bulletin ↩︎
- Cour d’appel de Versailles, 20 novembre 2008, 07/04967 ↩︎
- Cour de cassation, Chambre commerciale, du 22 octobre 1985, 83-15.096, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 18 février 1969, 67-13.482, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre sociale, du 10 novembre 1998, 96-41.308 96-45.857, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 8 janvier 1991, 89-11.367, Publié au bulletin ↩︎
- Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 31 mars 2009, 08-12.554, Inédit ↩︎
- Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 6 décembre 1977, 76-11.735, Publié au bulletin ↩︎